By Ram Etwareea for Le Temps
L’Organisation internationale du travail (OIT) veut mettre fin à sa collaboration avec l’industrie du tabac et ne souhaite plus recevoir sa contribution financière. Entre 2011 et 2018, les cigarettiers ont financé des projets de lutte contre le travail des enfants dans les plantations du tabac pour environ 15 millions de francs. Plus concrètement, le conseil d’administration de cette organisation tripartite (Etats, patronat et syndicats) est appelé à se prononcer, ce mercredi, sur une motion qui demande de trouver des sources alternatives de financement.
La cause n’est toutefois pas entendue. Lors de la dernière réunion du conseil en octobre dernier, il n’y a pas eu de consensus. Selon une source proche du dossier, certains Etats où la culture du tabac constitue une activité importante, et des représentants du patronat ont fait capoter une première tentative.
«Nous suivons ce vote, explique Ryan Sparrow, porte-parole du groupe Philip Morris. Pour notre part, nous voulons poursuivre le partenariat public-privé pour faire face aux défis sociaux comme le travail des enfants.» La multinationale américaine dont le siège principal se trouve à Lausanne, explique qu’elle collabore avec Eliminating Child Labour in Tobacco Growing Foundation qui, elle, est un partenaire de l’OIT.
Une industrie qui brasse des milliards
Sise à Genève, Japan Tobacco International (JTI) travaille encore plus étroitement avec l’organisation onusienne. Ne voulant pas interférer sur le vote de mercredi, elle a refusé tout commentaire. En revanche, dans une note écrite au Temps, elle a fait savoir qu’elle a mis sur pied un programme de lutte contre le travail des enfants au Malawi, en Tanzanie, en Zambie ainsi qu’au Brésil, en collaboration avec l’OIT. JTI affirme avoir sorti 30 000 enfants des champs.
«Pour une industrie qui brasse des milliards, c’est peu d’argent consacré à une cause majeure, estime Taylor Billings du Corporate Accountability, un groupe de pression basé aux Etats-Unis, qui veille sur les activités de grandes entreprises. Mais c’est beaucoup de bénéfices en termes de relations publiques et de réputation qu’elle en retire.» En effet, Philip Morris admet avoir utilisé le matériel onusien dans sa propre campagne d’informations.
Endettement des petits paysans
Dans sa documentation préparée après enquête dans le cadre du vote de mercredi, l’OIT fait un procès en règle contre l’industrie du tabac qui pèse 683 milliards de dollars et dont les ventes augmentent de 1% par année, principalement dans les pays en développement. En substance, elle dénonce les conditions difficiles pour les travailleurs, l’endettement de petits paysans, les relations inégales entre producteurs acheteurs de feuilles ainsi que le manque total d’organisations syndicales.
Au Malawi, 40% des paysans sans terre affirment qu’il leur reste moins de 50 dollars après une année de travail. «Ces conditions sont propices à l’exploitation des familles entières, les femmes et les enfants étant les premières victimes», écrit l’OIT.
Pas un cas isolé
L’initiative de l’OIT n’est pas un cas isolé. Après l’Organisation mondiale de la santé, d’autres organisations onusiennes rompent graduellement avec l’industrie du tabac. Le Pacte mondial de l’ONU, une alliance regroupant les multinationales qui acceptent un code de conduite, exclut aussi les entreprises de tabac.
Ils sont nombreux les groupes de pression qui s’opposent à l’industrie du tabac tant pour une question de santé publique que pour les droits des travailleurs. La dernière initiative date de la semaine passée; elle revient à Michael Bloomberg, l’ancien maire de New York qui vient de lancer une agence Stopping Tobacco Organisations and Products. Il y a investi personnellement 1 milliard de dollars.
Cette nouvelle organisation est aussi une réponse à la multiplication des initiatives financées par l’industrie du tabac, la toute dernière étant la «Freedom organisation for the right to enjoy smoking tobacco». Qui vient d’ouvrir un bureau de lobby auprès des institutions européennes à Bruxelles.
La finance se détourne du tabac
Le mouvement global de désinvestissement s’accélère. En Suisse, des caisses de pension ainsi que les acteurs de la finance durable en sont les précurseurs.
«La finance va-t-elle réussir à affaiblir durablement l’industrie du tabac?» C’est la question que pose Le Monde dans son édition de samedi passée. Elle relève que le mouvement global de désinvestissement de la filière, lancé en 2016 par l’assureur français AXA, s’accélère. Le quotidien français rapporte que plus de 12 milliards de dollars ont été retirés de ce secteur au cours des cinq dernières années.
Selon l’organisation Tobacco Free Portfolios, c’est une «estimation prudente car de nombreux fonds excluent le tabac de leurs portefeuilles sans l’annoncer officiellement». Des entreprises de la finance (banque et assurance), des fonds de placement et des caisses de pension sont à la tête du mouvement.
En Suisse, de nombreuses caisses de pension ainsi que les acteurs de la finance durable excluent d’emblée les cigarettiers de leurs portefeuilles. C’est par exemple le cas de la Fondation Ethos qui gère les caisses de pension de quelque 200 entreprises, de la Caisse de prévoyance de l’Etat de Genève et de la Fondation Nest, la première fondation suisse qui a fait de la finance durable et éthique son premier critère.